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Celui qui obstrue la voie

 

À Robert Bloch,

celui qui ouvre la voie

 

 

 

Le cuir pousse un gémissement, bien détendu, tout en douceur.

 

- Oui, c’est ça. J’étais son fidèle assistant, c’est moi qui la secondais dans toutes ses expériences, y compris lors de cette journée historique où la professeure Nucléa a réussi à échanger sa conscience avec celle de son philodendron. C’est moi qui l’ai sortie prendre l’air. Ah! comme elle avait fière allure pendant que je la poussais sur le diable, bras tendus à l’assaut de l’espace, mains ouvertes comme des feuilles en quête de lumière, droite comme un chêne, son regard scrutant une incommensurable portion d’infini!

 

- Dites-moi, monsieur Bundoc, ne croyez-vous pas que ce « droite comme un chêne » soit un symbole phallique? Y avait-il de la sève dans votre rêve?

Nouveau grincement du cuir, plus lent, moins aigu, profond mais paresseux, comme un pet mal étouffé.

 

- Je l’ai installée près du pommier. Chaque heure, j’allais m’assurer que le soleil ne tapait pas trop fort sur sa tête. Oh! comme c’était beau! J’étais son homme de confiance! J'existais pour elle!

 

- Dites-moi, monsieur Bundoc, êtes-vous hanté par une impression de vide ou d’incomplétude?

 

- Bien au contraire. D'ailleurs, je me mange presque pas. Mais même en rêve, je parvenais à me raisonner. Ce n’était pas vraiment la professeure, car son esprit était ailleurs. Dans le philodendron, évidemment. Alors je prenais soin de ne pas vénérer indûment ce qui n'était en somme qu'une plante... dans un fort joli tronc...

 

Grincement très sec du cuir, presque un craquement.

 

- … car oui, il y a sans doute une molécule romantique égarée quelque part en moi!

 

- Détendez-vous, monsieur Bundoc, et les ressorts du sofa en feront autant. Et ne pointez pas votre doigt comme ça.

 

Nouveau grincement, assez lourd, de bas en haut du sofa.

 

- Mais ça, c’est pas votre branche, la romance, pas vrai? Vous, dès que c’est au-dessous du cerveau... Les types comme vous ne font que...

 

- Je vous en prie, Monsieur Bundoc, oubliez ma branche et continuez. Et cessez de tortiller le bouton du divan.

 

- Les expériences de la professeure sont devenues plus audacieuses d'un rêve à l'autre. Je trouvais même qu’elle prenait des risques inconsidérés. Malgré mes réticences, elle persévérait. Elle a finalement réussi a échanger son esprit avec celui de son poisson rouge. J'étais impressionné: sitôt le transfert complété, la professeure Nucléa s’est lancée au sol et s’est mise à frétiller en contractant sa gorge. Mais bien sûr, ce n’était plus la professeure, aussi ai-je pris soin de ne pas la vénérer outre mesure. La professeure, bien sûr, se trouvait dans le corps du poisson rouge, et me faisait des signes difficiles à interpréter avec une nageoire. Pour peu, j’aurais cru qu’elle souriait, car la bouche du poisson me semblait plus fendue qu'à l'habitude. Il y avait comme un jeu de lèvres auquel on ne s’attend pas de la part d’un poisson rouge. J’avoue être resté sidéré pendant les premières minutes de l’expérience.

 

- Dites-moi, monsieur Bundoc, cette image des lèvres du poisson qui vous a tant frappé, ne représente-t-elle pas le vagin, la matrice, l’origine? Vouliez-vous mordre le poisson, ou être mordu par lui? Ce poisson avait-il des dents? Vous ne l’avez pas spécifié.

 

- Je ne saurais dire. Ma mémoire a une faille. Vous êtes fou, docteur.

 

- Que je le sois ou non n’entre aucunement en considération dans notre petit entretien d'aujourd'hui.

 

- J’entends déjà s’écouler de votre bouche le flux bilieux des grands mots derrière lesquels vous allez me cacher la vérité. Tout le monde cache la vérité au moins une fois. Est-ce plus correct que de mentir?

 

- Dites-moi, monsieur Bundoc, serait-il possible que vous n’ayez jadis pas suffisamment lapé le mamelon maternel?

 

- Comment voulez-vous que je m’en souvienne? Je n’ai même pas une photo.

 

- Bon, ça va. Alors après les rêves, passons à votre fiction, à ces histoires que vous écrivez. Vous m’avez dit lors de votre dernière visite que le directeur littéraire d'une revue avait dit une chose horrible au sujet de votre nouvelle « La Libation par les souvenirs ».

 

- Ouais. J’avais, semble-t-il, confondu science-fiction et fantastique.

 

- Mais c’est pareil! Ou alors allez-y de mots plus précis...

 

- Noël Champollion ...c'est le directeur littéraire en question... a dit que j’avais mélangé deux sortes d’histoires qui ne se peuvent pas, ce qui ne se peut pas.

 

- Donc, il ne se peut pas que vous l’ayez écrite, voilà le noeud du problème. Votre sur-moi se trouve confronté à un apparent paradoxe existentiel, et projette une part de votre conscience dans un monde où ce qui ne se peut pas se peut. La part de vous qui vient s’adresser à moi, c’est celle-là. Ou était-ce l'autre?

 

- Alors, dans ce monde où ce qui ne se peut pas se peut, vous êtes possible? J’aurais cru que, juste retour des choses, ce qui se peut dans la vraie vie ne se peut pas dans le petit monde où gît cette part de moi-même dont vous parlez. Pourquoi le sens de la vie m’échappe-t-il? Existez-vous aussi de l’autre côté?

 

- D’une certaine façon, j’imagine.

 

- Vous jouez sur les mots. Vous êtes un être immonde, et je ne sais pas ce qui me retient de vous frapper.

 

- Le confort du divan, puisque vous m’avez avoué être un homme paresseux. Mais vous me frapperez. D’une façon symbolique, dans une de vos histoires.

 

- Les symboles, y a que ça pour les types comme vous, pas vrai?

 

- Vous semblez porter votre agressivité sur des types bien particuliers de gens, pour ensuite vous cacher derrière des airs moralisateurs. J’ai lu, notamment, « Les Yeux vagues » depuis notre dernière rencontre, nouvelle dans laquelle vous vous en prenez aux homosexuels.

 

Hurlement de cuir du divan.

 

- Mais cette homosexualité n’est pas au centre de l’histoire!

 

- Mais c’est à cause d’elle que cet homme va mourir!

 

- Mais il fallait bien que ces deux hommes se rencontrent!

 

- Alors pourquoi pas deux hommes d’affaires?

 

- J’ai horreur de l’argent... et il me le rend bien.

 

- Êtes-vous homosexuel?

 

- C’est une proposition?

 

- Une question, monsieur Bundoc.

 

- Pourtant, vous avez lu « Quatrième prise » , et ne m’avez jamais demandé si j'étais une femme battue.

 

- Ce n’est pas la même chose.

 

- Pourquoi?

 

- Parce que ça ne se peut pas.

 

- Ne m'avez-vous pas dit que le bout de moi qui s’adresse à vous vivait dans le monde où ce qui ne se peut pas se peut?

 

- Vous vous cachez derrière les mots.

 

- Ça s'attrape.

 

- Passons. J'ai fureté dans toutes ces nouvelles que vous m'avez remises. Dites-moi, monsieur Bundoc, comment se fait-il qu'à une certaine époque, vos histoires ne contenaient en guise de femmes que de vieilles grenouilles édentées, et que les plus récentes présentent de jolis pétards qui ont toujours le mauvais rôle? Êtes-vous mysogine?

 

- Les seuls êtres que je déteste sont les types comme vous, qui gagnent grassement leur vie à faire croire aux gens qu'ils peuvent les aider! Pourquoi les femmes semblent avoir le mauvais rôle? Nous vivons dans une société qui en demande, voilà pourquoi!

 

- Cela ne vous semble pas immoral?

 

- Est-ce pire que gagner sa croûte en vendant de la coke? Non, vous n'y êtes pas, docteur. Sortez un peu; c'est ça qui pogne!

 

- Cela me semble plus profond chez vous. Dans « Sortez du 409! » , une femme innocente se fait mutiler.

 

- Se fera mutiler.

 

- On le voit quand même.

 

- On n'en voit que des séquelles.

 

- Et dans « Jujube », pour une fois qu'un personnage féminin semble l'agresseur, vous...

 

- Assez! Pourquoi trouvez-vous tous ces machins dans ce que j'écris?

 

- J’essaie de trouver, dans vos histoires, la raison pour laquelle, sans raison apparente, vous avez un jour subitement agressé puis séquestré un brave facteur.

 

Profond craquement dans le cuir du divan.

 

- Ne me parlez jamais de ce facteur! Ne vous l'ai-je pas défendu au tout début?

 

- Mmmais... euh... puisque c'est là l'aboutissement de tous vos actes, il faudra bien effleurer le sujet un de ces jours... non?

 

 - Pendant deux semaines, cet homme a essayé de me rendre fou! Il me privait de mon courrier! Et quand il consentait à me le donner, ce n'était jamais à la même heure!

 

- Il vous privait de l'accès à la boîte, donc à la fente. Toujours cette notion de fente! Comme la bouche du poisson tout à l'heure. Mais il n'y a pas que ça. Ainsi, dans « L'Heure du biberon » , on trouve des actes répugnants qui...

 

- Une pipe, c'est répugnant?

 

- Dans ce cas-ci, ce n'est pas tant la pipe que le fumeur.

 

- Mais il s'agit d'un monstre!

 

- Un bébé monstre, monsieur Bundoc. Dites-moi, monsieur Bundoc, avez-vous des fantasmes pédophiles?

 

- Docteur, votre visage en cet instant ressemble à un gland turgescent. N'est-ce pas plutôt vous, le pédophile qui s'est délecté de cette nouvelle?

 

- Vous êtes un être foncièrement dangereux, monsieur Bundoc. D'ailleurs, le cas de ce pauvre facteur le prouve. Vous ne m'avez pas convaincu qu'un vaillant et dévoué employé des Postes ait pu commettre un geste aussi abject. Ne vous est-il pas venu à l'idée qu'il se pouvait que personne ne vous écrive certains jours?

 

Grincements spasmodiques du cuir.

 

- On ne me prive pas de mon courrier, bon! Pas touche! Et si jamais je découvre que vous avez tripoté mon courrier, je vous... je vous...

 

- Lààà... vous êtes content? Que symbolisait le bouton du divan, pour que vous tiriez si fort dessus?

 

- Votre langue, docteur, votre langue.

 

- Mmmais... n'était-ce pas mon rôle? Ce... ce n'est... pas ce que vous vouliez?

 

- Un vrai psy n'est pas censé gigoter comme ça!

 

-  Jje... excusez-moi, bien sûr, bien sûr... c'est que... je n'en peux plus, monsieur Bundoc! Quand allez-vous me laisser partir?

 

- Vous êtes fou, docteur.

 

- Cette comédie a assez duré! Détachez ces liens, et je vous jure que nous n'entreprendrons aucune procédure contre vous. Je n'en peux plus, de ces sandwiches, de ces pizzas froides! De ces murs froids! De cette cave froide!

 

- ...vous ...jurez que tout ira bien?

 

- La Société canadienne des Postes a une réputation, monsieur!

 

- Mais qu'est-ce que je vais faire?

 

- Allez voir un vrai psy.

 

- Ça coûte bien trop cher... juste pour du vent.

 

- Alors faites de l'argent, et tout ira bien.

 

- ...mmm, non. J'ai une autre idée. Vous allez rester avec moi. J'ai ici quelque chose pour vous: mes nouvelles de la période du fanzine Orific. Ce sont mes histoires les plus juteuses. Que vous aurez la bonté de lire avant notre prochaine rencontre. À bientôt, docteur. C'est chouette de m'écouter, comme ça.

 

Texte (c) copyright, Claude Bolduc

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