menu/// Les Aventures de Klaus Bundoc

 
Le Grand Air

(cette nouvelle a paru à l'origine dans Cité Calonne, en 1996)

 

 

Sa décision était prise: ce soir, il en écrirait une. Peu importait quoi, l'heure de la grande ponte était venue. Assez tergiversé, louvoyé et hésité! Il était temps de confondre un directeur littéraire, de prouver au monde, de se démontrer à lui-même que... Mais après la fermeture, bien sûr. En pleine nature, peut-être. Pour l'instant, le travail, hélas! bien terre à terre.

 

Le rang Saint-Achilée n'était certes pas le meilleur endroit pour tenir une boutique de fins bibelots. Cela provenait en partie du fait que ses habitants, pour la plupart bûcherons et cultivateurs, préféraient de beaucoup le lard à l'art, et qu'à leurs yeux les jambes torses du dernier des vachers valaient plus que les courbes sublimes de l'Éphèbe de Kritios – du moins celles des reproductions miniatures qui ornaient les tablettes. En outre, la notion de chemin asphalté étant de toute évidence étrangère à la culture locale, les bibelots sur les rayons ne payaient guère de mine, et chaque jour étouffait un peu plus leurs reflets, ternissait leur éclat et souillait leur pureté. Ici comme ailleurs – et sans doute davantage –, la poussière dénigrait l'esthétique et violait ses lois.

 

Cependant, l'étincelance des bibelots importait aussi peu à Klaus que la moiteur de sa première pollution nocturne, et lorsqu'il faisait virevolter son plumeau le long des étalages, son esprit s'envolait et s'enroulait aux arabesques tracées par son outil de travail. C'est en fixant les plumes valsant dans les airs qu'il parvenait à faire le vide en lui, puis à se propulser vers cet état de dérèglement des sens tant souhaité. Celui, bien sûr, d'où jaillit l'étincelle. Rimbaud l'avait dit – sans toutefois mentionner la méthode du plumeau ou le commerce des bibelots. Si c'était bon pour Rimbaud, pourquoi pas pour Klaus Bundoc, auteur en panne, science-fictionneur enchaîné à l'immonde boulet du surnaturel?

 

Toute sa vie il avait voulu écrire de la science-fiction sans jamais y parvenir, retombant chaque fois dans les dédales surnaturels du fantastique.

 

La perspective d'un séjour en plein bois lui avait semblé une tentative aussi valable que n'importe quelle autre pour stimuler l'hémisphère atrophié de son cerveau, le rationnel. Aussi, après être tombé sur cette annonce d'un poste de commis « dans un petit commerce à la campagne », Klaus avait-il réduit en boulettes son dernier manuscrit, refusé une cinquième fois, pour sauter sur l'occasion. Le grand air, le changement brutal de décor, l'atmosphère nouvelle, la découverte d'une mentalité différente, tout ça ne pouvait que provoquer un déclic chez lui. Secouer ses neurones. Commencer du neuf, enfin!

 

Son enthousiasme avait été tel qu'il fit preuve d'une prestance et d'une éloquence sans faille lors de l'entrevue. L'employeur potentiel avait été conquis. Et depuis, le patron de la boutique, lorsqu'il venait faire son tour deux fois la semaine, ne cessait de s'étonner du fait que Klaus écoulait une quantité respectable de marchandise malgré un contexte si peu favorable à l'art. Les patrons veulent bien vendre, mais pour ce qui est de s'ajuster aux besoins de la clientèle...

 

Parfois, au détour de l'aile délicate d'un flamant rose en porcelaine ou de la croupe potelée d'une vénus néolithique, il arrivait que son plumeau lui pose des questions au lieu de s'appliquer à vider son esprit. Ceci provoquait chez Klaus de fiévreuses poussées de doute qui agissaient comme autant de bâtons dans les roues de sa confiance de verre. Par quelle pernicieuse distorsion de la pensée avait-il pu finir par croire qu'un décor teinté de folklore lui permettrait de débloquer en matière de science-fiction? Un directeur littéraire l'aurait rapidement ramené à l'ordre en lui rappelant qu'il est de toute façon incapable de discerner l'essence SF de l'essence d'épinette.

 

Depuis trois mois qu'il était là, rien ne s'était produit. Il y avait un flottement dans ses idées, une odieuse marée qui non seulement les empêchait de rentrer à bon port, mais engloutissait irrémédiablement ledit port. Pire encore, la rationalité de ses tentatives d'histoires, cet élément indispensable à la science-fiction, allait s'amenuisant, et Klaus voyait avec horreur se rapprocher le jour où il n'écrirait plus que des contes à la Louis Fréchette.

 

Pourtant, tout, ici, pouvait contribuer à apaiser l'esprit (d'autant plus qu'aucun directeur littéraire ne possédait sa nouvelle adresse). Ici, c'était les grands espaces, toute la place voulue pour que l'imaginaire prenne son envol. Hélas, seule la logique s'était envolée, pour ne plus revenir semblait-il.

 

Oui, il y avait de tout ici, comme par exemple la cabane à Ti-Clin au bout du rang. Ti-Clin était parti à la chasse voici deux ans et n'était toujours pas revenu. Le foin poussait dru tout autour, le toit avait plié sous la neige des hivers, le squelette de son chien l'attendait sur la galerie, mais Ti-Clin était loin. Des gens racontaient que parfois, certaines nuits de tempête en hiver, Ti-Clin venait chez lui chauffer la truie, mais jamais personne n'était allé lui parler; on se méfie des gens de nuit à la campagne, et jusqu'à maintenant aucun habitant n'avait jugé bon d'aller toucher à ses choses.

 

Voilà une histoire qui l'avait fasciné. Son potentiel était énorme. Klaus aimait à supposer une intervention extraterrestre pour expliquer la disparition de Ti-Clin, un enlèvement peut-être, sauf que les gens du coin parlaient davantage de carcajou et d'ours noir. Cette manie qu'ils avaient de ne jamais regarder plus loin que le bout de leur nez était affligeante! Ces gens étaient trop terre à terre. Comment pourrait-il leur arriver quelque chose de transcendant? Pfff, un ours… Et pourquoi pas une bête à grand'queue, tant qu'à y être? Mais... Oh oh! pensa tout à coup Klaus, éprouvant ce frétillement au cerveau qui annonce l'arrivée imminente d'une idée. Bon sang, mais il tenait peut-être une histoire!... La bête à grand'queue serait en fait un mutant de la branche néandertalienne qui se cache de l'humanité et évolue dans l'ombre. Comme le yéti. Voilà un bon point de départ. Et il y en aurait plusieurs, en train de se regrouper et de mettre au point dieu sait quel sinistre projet... Mais comment justifier la grand'queue dans un contexte darwinien de l'évolution?... Non, et zut. Klaus fit une boulette mentale de cette histoire et la jeta hors de lui. Une de plus.

 

Il cligna des yeux. Son visage était enfoui dans le plumeau, tourné vers les bibelots sans qu'il les voie. Il éternua, puis grogna un bon coup. Il lui fallait passer outre ses tracas d'auteur, ne serait-ce que pour enfin conserver un emploi qui lui, se traduisait par un salaire. Faire preuve d'une certaine efficacité, quoi. Non sans fierté, Klaus s'avouait qu'il était déjà sur la bonne voie en ce sens. Le problème était de marier son emploi aux besoins de la clientèle; il l'avait réglé en allant au plus simple, en s'imprégnant de l'essence de ces gens, en moulant sa façon de vivre et de penser sur la leur. Sinon, à quoi bon...

 

La porte de la boutique s'ouvrit avec fracas, projetant la clochette contre le mur, laissant pénétrer un nuage de poussière qui se rua sur les bibelots. Magella Laplante fit irruption à grandes enjambées, le visage rouge, les cheveux et la barbe constellés d'aiguilles d'épinette, un brin de foin fiché entre ses dents de devant.

 

– Maudite marde de cochon de pisse! Ma pinne a pété!

 

– Salut, Magella. Une autre de tes histoires de cul?

 

– Non. C'est la pinne qui accroche le traileur à mon tracteur. Mon voyage de bois d'allumage est dans le fossé! T’as-tu de quoi pour me dépanner?

 

– C'est quoi, la grosseur de ta pinne?

 

– Trois quarts de pouce, à peu près.

 

– Attends un peu, dit Klaus en se grattant le menton. Je pense bien que...

 

Il jeta un rapide coup d'oeil à la ronde sur sa marchandise.

 

– J'ai ce qu'il te faut! explosa-t-il. Qu'est-ce que tu dirais d'une jambe de discobole en bronze? Si tu donnes pas trop de coups en tirant ton traileur, ça va te rendre jusque chez vous.

 

– Montre donc, voir.

 

– Un coup pinné, t'as juste à pas lâcher la clutch trop raide…

 

Magella prit le discobole des mains de Klaus pour l’examiner, enroulant pouce et index autour de la petite jambe de bronze.

 

– Ça peut aller, j'pense. Pourquoi qu'y lance son assiette?

 

– La bouffe était pas bonne, je dirais. Eh! tu pourrais aussi prendre son bras! C'est un peu moins gros, mais l'assiette servirait d'oeillet pour pas que la pinne tombe!

 

– C'est combien?

 

– Neuf quatre-vingt quinze.

 

– T'as une scie à fer?

 

  Dans mon char.

 

Le Grand Air (c) Copyright, Claude Bolduc

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