Sa décision était prise: ce soir, il en écrirait une. Peu importait
quoi, l'heure de la grande ponte était venue. Assez tergiversé, louvoyé
et hésité! Il était temps de confondre un directeur littéraire, de prouver
au monde, de se démontrer à lui-même que... Mais après la fermeture,
bien sûr. En pleine nature, peut-être. Pour l'instant, le travail, hélas!
bien terre à terre. Le rang Saint-Achilée n'était certes pas le meilleur endroit pour
tenir une boutique de fins bibelots. Cela provenait en partie du fait
que ses habitants, pour la plupart bûcherons et cultivateurs, préféraient
de beaucoup le lard à l'art, et qu'à leurs yeux les jambes torses du
dernier des vachers valaient plus que les courbes sublimes de l'Éphèbe
de Kritios – du moins celles des reproductions miniatures qui ornaient
les tablettes. En outre, la notion de chemin asphalté étant de toute
évidence étrangère à la culture locale, les bibelots sur les rayons
ne payaient guère de mine, et chaque jour étouffait un peu plus leurs
reflets, ternissait leur éclat et souillait leur pureté. Ici comme ailleurs
– et sans doute davantage –, la poussière dénigrait l'esthétique et
violait ses lois. Cependant, l'étincelance des bibelots importait
aussi peu à Klaus que la moiteur de sa première pollution nocturne,
et lorsqu'il faisait virevolter son plumeau le long des étalages, son
esprit s'envolait et s'enroulait aux arabesques tracées par son outil
de travail. C'est en fixant les plumes valsant dans les airs qu'il parvenait
à faire le vide en lui, puis à se propulser vers cet état de dérèglement
des sens tant souhaité. Celui, bien sûr, d'où jaillit l'étincelle. Rimbaud
l'avait dit – sans toutefois mentionner la méthode du plumeau ou le
commerce des bibelots. Si c'était bon pour Rimbaud, pourquoi pas pour
Klaus Bundoc, auteur en panne, science-fictionneur enchaîné à l'immonde
boulet du surnaturel? Toute sa vie il avait voulu écrire de la science-fiction sans jamais
y parvenir, retombant chaque fois dans les dédales surnaturels du fantastique. La perspective d'un séjour en plein bois lui avait semblé une tentative
aussi valable que n'importe quelle autre pour stimuler l'hémisphère
atrophié de son cerveau, le rationnel. Aussi, après être tombé sur cette
annonce d'un poste de commis « dans un petit commerce à la campagne
», Klaus avait-il réduit en boulettes son dernier manuscrit, refusé
une cinquième fois, pour sauter sur l'occasion. Le grand air, le changement
brutal de décor, l'atmosphère nouvelle, la découverte d'une mentalité
différente, tout ça ne pouvait que provoquer un déclic chez lui. Secouer
ses neurones. Commencer du neuf, enfin! Son enthousiasme avait été tel qu'il fit preuve d'une prestance et
d'une éloquence sans faille lors de l'entrevue. L'employeur potentiel
avait été conquis. Et depuis, le patron de la boutique, lorsqu'il venait
faire son tour deux fois la semaine, ne cessait de s'étonner du fait
que Klaus écoulait une quantité respectable de marchandise malgré un
contexte si peu favorable à l'art. Les patrons veulent bien vendre,
mais pour ce qui est de s'ajuster aux besoins de la clientèle... Parfois, au détour de l'aile délicate d'un flamant rose en porcelaine
ou de la croupe potelée d'une vénus néolithique, il arrivait que son
plumeau lui pose des questions au lieu de s'appliquer à vider son esprit.
Ceci provoquait chez Klaus de fiévreuses poussées de doute qui agissaient
comme autant de bâtons dans les roues de sa confiance de verre. Par
quelle pernicieuse distorsion de la pensée avait-il pu finir par croire
qu'un décor teinté de folklore lui permettrait de débloquer en matière
de science-fiction? Un directeur littéraire l'aurait rapidement ramené
à l'ordre en lui rappelant qu'il est de toute façon incapable de discerner
l'essence SF de l'essence d'épinette. Depuis trois mois qu'il était là, rien ne s'était produit. Il y avait
un flottement dans ses idées, une odieuse marée qui non seulement les
empêchait de rentrer à bon port, mais engloutissait irrémédiablement
ledit port. Pire encore, la rationalité de ses tentatives d'histoires,
cet élément indispensable à la science-fiction, allait s'amenuisant,
et Klaus voyait avec horreur se rapprocher le jour où il n'écrirait
plus que des contes à la Louis Fréchette. Pourtant, tout, ici, pouvait contribuer à apaiser l'esprit (d'autant
plus qu'aucun directeur littéraire ne possédait sa nouvelle adresse).
Ici, c'était les grands espaces, toute la place voulue pour que l'imaginaire
prenne son envol. Hélas, seule la logique s'était envolée, pour ne plus
revenir semblait-il. Oui, il y avait de tout ici, comme par exemple la cabane à Ti-Clin
au bout du rang. Ti-Clin était parti à la chasse voici deux ans et n'était
toujours pas revenu. Le foin poussait dru tout autour, le toit avait
plié sous la neige des hivers, le squelette de son chien l'attendait
sur la galerie, mais Ti-Clin était loin. Des gens racontaient que parfois,
certaines nuits de tempête en hiver, Ti-Clin venait chez lui chauffer
la truie, mais jamais personne n'était allé lui parler; on se méfie
des gens de nuit à la campagne, et jusqu'à maintenant aucun habitant
n'avait jugé bon d'aller toucher à ses choses. Voilà une histoire qui l'avait fasciné. Son potentiel était énorme.
Klaus aimait à supposer une intervention extraterrestre pour expliquer
la disparition de Ti-Clin, un enlèvement peut-être, sauf que les gens
du coin parlaient davantage de carcajou et d'ours noir. Cette manie
qu'ils avaient de ne jamais regarder plus loin que le bout de leur nez
était affligeante! Ces gens étaient trop terre à terre. Comment pourrait-il
leur arriver quelque chose de transcendant? Pfff, un ours… Et pourquoi
pas une bête à grand'queue, tant qu'à y être? Mais... Oh oh! pensa tout
à coup Klaus, éprouvant ce frétillement au cerveau qui annonce l'arrivée
imminente d'une idée. Bon sang, mais il tenait peut-être une histoire!...
La bête à grand'queue serait en fait un mutant de la branche néandertalienne
qui se cache de l'humanité et évolue dans l'ombre. Comme le yéti. Voilà
un bon point de départ. Et il y en aurait plusieurs, en train de se
regrouper et de mettre au point dieu sait quel sinistre projet... Mais
comment justifier la grand'queue dans un contexte darwinien de l'évolution?...
Non, et zut. Klaus fit une boulette mentale de cette histoire et la
jeta hors de lui. Une de plus. Il cligna des yeux. Son visage était enfoui dans le plumeau, tourné vers les bibelots sans qu'il les voie. Il éternua, puis grogna un bon coup. Il lui fallait passer outre ses tracas d'auteur, ne serait-ce que pour enfin conserver un emploi qui lui, se traduisait par un salaire. Faire preuve d'une certaine efficacité, quoi. Non sans fierté, Klaus s'avouait qu'il était déjà sur la bonne voie en ce sens. Le problème était de marier son emploi aux besoins de la clientèle; il l'avait réglé en allant au plus simple, en s'imprégnant de l'essence de ces gens, en moulant sa façon de vivre et de penser sur la leur. Sinon, à quoi bon... La porte de la boutique s'ouvrit avec fracas, projetant la clochette
contre le mur, laissant pénétrer un nuage de poussière qui se rua sur
les bibelots. Magella Laplante fit irruption à grandes enjambées, le
visage rouge, les cheveux et la barbe constellés d'aiguilles d'épinette,
un brin de foin fiché entre ses dents de devant. – Maudite marde de cochon de pisse! Ma pinne a pété! – Salut, Magella. Une autre de tes histoires de cul? – Non. C'est la pinne qui accroche le traileur à mon tracteur. Mon
voyage de bois d'allumage est dans le fossé! T’as-tu de quoi pour me
dépanner? – C'est quoi, la grosseur de ta pinne? – Trois quarts de pouce, à peu près. – Attends un peu, dit Klaus en se grattant le menton. Je pense bien
que... Il jeta un rapide coup d'oeil à la ronde sur sa marchandise. – J'ai ce qu'il te faut! explosa-t-il. Qu'est-ce que tu dirais d'une
jambe de discobole en bronze? Si tu donnes pas trop de coups en tirant
ton traileur, ça va te rendre jusque chez vous. – Montre donc, voir. – Un coup pinné, t'as juste à pas lâcher la clutch trop raide… Magella prit le discobole des mains de Klaus pour l’examiner, enroulant
pouce et index autour de la petite jambe de bronze. – Ça peut aller, j'pense. Pourquoi qu'y lance son assiette? – La bouffe était pas bonne, je dirais. Eh! tu pourrais aussi prendre
son bras! C'est un peu moins gros, mais l'assiette servirait d'oeillet
pour pas que la pinne tombe! – C'est combien? – Neuf quatre-vingt quinze. – T'as une scie à fer? – Dans mon char.
|
menu ///Les Aventures de Klaus Bundoc
Création Carfax, Copyright © 2002-2003