(réalisée dans
les toilettes du Salon du livre de l'Outaouais, gracieusement
accordée par Klaus Bundoc à son reflet dans le miroir)
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Par la porte qui achève
de se refermer se faufilent quelques mesures de Mamma,
la chanson-thème de ce vingtième Salon du livre de l'Outaouais.
Les spectateurs, négligemment plantés devant l'un ou l'autre
urinoir, sont silencieux. Tout au plus peut-on associer les
bruits de chasse d'eau à des salves isolées d'applaudissements.
Un être hirsute apparaît soudain dans le miroir, à bout de souffle,
le visage ruisselant.
- Nous avons le plaisir d'accueillir dans notre univers de porcelaine
monsieur Klaus Bundoc, que j'ai reconnu dès son arrivée. Car
vous êtes bien Klaus Bundoc, n'est-ce pas?
- J'en suis un, mais j'imagine qu'il y en a d'autres.
- Alors bonjour.
- Bonjour.
- Dites-moi, monsieur Bundoc, au bout du compte, après des romans
tels Le Cloporte du foie et Le Gaître des moules, pourquoi la littérature
jeunesse?
- C'est moins cher, quand je harcèle quelqu'un pour qu'il m'achète
mon livre.
- Et puis d'abord, pourquoi écrire?
- Il y a toutes sortes de raisons pour écrire. Mes premiers
écrits furent les billets d'absence que je me confectionnais
à l'école.
- Alors, bouclons la boucle: pourquoi la littérature jeunesse?
- Vous savez, il m'est déjà arrivé d'être empêché de dormir
par des enfants. Une fois que je me suis mis à écrire pour la
jeunesse, j'y ai vu la plus sublime des vengeances: j'allais
leur écrire des histoires qui les empêcheraient de dormir à
leur tour!
- Par pure cruauté?
- Par juste retour des choses.
- Faut-il voir là le reflet d'une enfance malheureuse?
- Ma plus grande déception fut la fois où on avait dû abattre
mon chien, atteint d'une infection incurable. Il était en train
de pourrir debout, si laid que même les mouches l'évitaient.
Je n'avais même pas pu tirer moi-même. Papa ne voulait pas.
- Alors parlons de vous, aujourd'hui.
- Vous savez, avant d'écrire pour la jeunesse, j'écrivais déjà
pour la vieillesse: des nouvelles!
- Dans quel journal?
- Je veux dire: de petites histoires.
- Ah oui! comme dans votre livre Le
Vague à l'oeil !
- Les Yeux vagues
, oui.
- J'aurais tendance à vous reprocher, dans une petite histoire
dont j'ai oublié le titre, le procédé suivant: votre usage de
la virgule en tant que symbole de la copulation. Pour agréable
qu'en soit la lecture au début, ce procédé peut avoir des conséquences
néfastes sur la soif du lecteur qui bientôt -- je fais ici allusion
au troisième paragraphe de la deuxième page, composé de soixante-seize
virgules consécutives --, se prend à regretter que vous n'ayez
pas plutôt campé un personnage d'éjaculateur précoce.
- Ah! mais vous n'avez lu que le manuscrit, car cette nouvelle-là
n'a finalement pas été retenue pour publication!
- Ça vous excuse?
- Ben je suis comme vous, mon vieux. Je fais mon possible pour
attirer l'attention, sans oublier que...
L'être hirsute se taît, le temps qu'un auditeur quitte son cabinet,
non sans avoir vigoureusement actionné la salve d'applaudissements.
Débordement d'enthousiasme dans le cabinet. Des trombes d'eau
frappent le sol, conférant aux applaudissements une ferveur
nouvelle.
- En outre, monsieur Bundoc, vous ne répugnez pas à utiliser
des thèmes répugnants. Pourquoi avez-vous tâté de la nécrophilie?
- Baiser une morte, c'est plus relax.
- En éprouvez-vous une certaine honte?
- Seulement en public.
- Écrire est-il un métier dangereux?
- Seulement si un directeur littéraire vous prend en grippe.
Mais l'écriture est assez sournoise. Elle peut vous donner des
tendinites, des maux de dos, et bien des maux de tête. Les écrivains
sont distraits, ce qui peut les exposer à des risques de toutes
sortes. Tout le monde connaît l'histoire de l'écrivain pédophile
qui s'est fait pincer après avoir signé une dédicace sur le
sein d'une adolescente de treize ans.
- Si on vous proposait un don du ciel, quel serait votre choix?
- À cheval donné, on ne regarde pas la bride.
- Où prenez-vous vos idées?
- Dans cette entrevue.
- Quelque chose à ajouter?
- Oui. On a toujours besoin d'un livre, fût-ce pour mettre une
table au niveau.
- Monsieur Bundoc, merci beaucoup.
Sous les clapotements de ses pieds dans l'eau de la toilette
qui a débordé, vagues évocations d'une foule en délire, l'être
hirsute repart vers la sortie, oubliant l'ultime but de sa présence
en ces lieux.
L'entrevue
(c) Copyright, Claude Bolduc
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