Bolduc
et le fantastique
par Guy
Sirois
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L'oeuvre de Claude Bolduc naît d'une double tiraillement.
D'abord entre le réel et l'imaginaire, toujours en conflit, ensuite
entre la peur et le rire, poison et antidote. Sous sa plume, le
déchirement est constant. Lire Bolduc, c'est ne jamais savoir d'avance
où le guide nous mènera. Le sait-il lui-même?
Claude Bolduc aime rire et faire rire. Les détails de la vie quotidienne,
nos petits travers et nos bêtises sont pour lui une source inépuisable
d'inspiration. Il n'est jamais aussi amusant que lorsqu'on le retrouve
sous le masque de Klaus Bundoc, son personnage préféré, petit écrivain
sans succès et peut-être sans talent, reflet hilarant et déformé
de l'auteur.
L'humour québécois -- et Bolduc est profondément québécois -- s'apparente
à l'humour juif par son constant recours à l'auto-dénigrement, à
la fois arme offensive et défensive. On ne s'étonnera donc pas de
retrouver chez l'auteur des personnages soumis aux pires tourments.
Il les insulte, les bafoue, les blesse, les assassine, les dévore,
les broie en accompagnant le tout d'un grand éclat de rire de santé.
Bolduc est un grand assassin, comme Shakespeare, et comme lui, c'est
un assassin heureux.
Par un paradoxe que les vrais amateurs de fantastique n'auront aucune
difficulté à comprendre, Claude Bolduc est aussi le chroniqueur
des grands lieux de la peur. Il partage avec les Hellens, Ghelderode,
Ray, Owen, Compère, Prévost et tant d'autres, le goût et la fascination
des espaces autres et des terreurs qui en proviennent. Chez lui,
brume et cauchemar s'allient tout naturellement, comme s'il n'avait
jamais pu en être autrement. Ses mondes ne connaissent pas la pitié.
Ils sont cruels, dévorants, anéantissants. Les puissances qui s'agitent
dans les tréfonds du réel n'ont rien d'humain. Pour elles, l'humanité
n'a pas plus de valeur que les cailloux sur le bord de la route.
Pourtant, ces puissances préfèrent les hommes aux cailloux car ceux-là
ont l'avantage sur ceux-ci de hurler et de s'agiter quand ils meurent.
Plusieurs croient qu'humour et terreur ne peuvent coexister en une
même oeuvre. Ceux-là ignorent comment le fantastique balance constamment
entre les deux, comment le fantôme peut tout autant terrifier que
faire jaillir le rire. Ceux-là n'ont pas lu Jean Ray ou Robert Bloch,
n'ont pas connu le sentiment d'étrangeté toute particulière que
crée la perpétuelle hésitation entre des émotions en apparence si
opposées.
Nous venons de mentionner les noms de Jean Ray et de Robert Bloch.
Surprendrons-nous vraiment en révélant que Bolduc leur voue un véritable
culte? Qu'il reconnaît en eux des frères d'âme? Cela n'a rien d'étonnant
quand on sait à quel point l'un et l'autre ont systématiquement
cultivé les rapports étranges entre le rire et la peur.
Québécois de naissance, Bolduc l'est tout autant dans sa thématique,
bien que l'écran particulier du fantastique puisse parfois créer
illusion du contraire. On retrouve chez lui, par exemple, le vieux
thème si québécois du conflit entre la ville et la campagne, qui
se résout aisément par le jeu de l'alchimie fantastique : chacune
est également à craindre. La peur et l'horreur se cachent indifféremment
dans les ruelles de Hull (Le
Maître des goules, Toujours plus bas ), dans les forêts de banlieue
(La Clairière Bouchard ) ou les forêts sauvages
(La porte du froid ),
sans préférence pour l'une ou pour l'autre. Ici, pas de revitalisation
par la vie campagnarde, pas davantage d'édification par l'existence
urbaine. Le sentier s'ouvre devant vous, invitant. Mais tout au
bout, vous ne l'ignorez pas, ne peut se trouver que l'anéantissement.
Autant profiter du voyage
Le fantastique de Bolduc s'inscrit dans la veine moderne d'une tradition
fantastique qui nous vient d'Edgar Poe en passant par M. R. James,
Arthur Machen et H. P. Lovecraft. Le surnaturel, chez lui, a depuis
longtemps perdu ses oripeaux judéo-chrétiens, et ne fait plus référence
qu'à lui-même et aux créations (et créatures) que nous devons aux
nombreux praticiens du genre qui ont oeuvré des deux côtés de l'Atlantique.
Mais que l'on n'imagine pas Bolduc copiant servilement ses écrivains
préférés. Quand il choisit les thèmes les plus éculés, c'est pour
leur insuffler son esprit particulier, ricaneur et pétri de cruauté.
La tête du sorcier décapité est toujours vivante, mais si elle doit
le rester, elle doit impérativement se trouver un ami et dans les
plus brefs délais ( Coup de tête ). Ailleurs ( Le Grand Tripoteur
), il accompagne les vivants au-delà de la mort. Ils deviennent
esprits ou fantômes, comme de bien entendu. Mais si la mort ne les
menace plus, il existe une menace plus grande encore.
Chez lui, il n'existe pas de scission réelle entre son oeuvre destinée
aux adultes et celle qui s'adresse à la jeunesse. On y retrouve
le même souci du réel, du détail vrai, de la réplique typique et,
parallèlement, de l'irrationnel. Tout au plus remarquera-t-on que
l'humour s'y fait plus discret, moins interventionniste. Mais cela
caractérise peut-être davantage la partie la plus récente de son
oeuvre, qu'elle soit ou non destinée aux adultes. Bolduc s'y rapproche
davantage de ses personnages, délaissant les marionnettes sans défense
qu'il affectionne pour se coller à des personnages de chair et d'os,
luttant et souffrant en même temps que nous. Ces personnages-là,
ils peuvent nous faire sourire à l'occasion, mais c'est d'un sourire
un peu douloureux car leur vérité nous rappelle à la nôtre, leurs
souffrances deviennent les nôtres.
Au fil des années, après des débuts aussi modestes que l'homme lui-même,
Bolduc s'est peu à peu imposé comme l'un des deux ou trois meilleurs
créateurs fantastiques du Québec. Des textes récents et aussi accomplis
que Julie , L'heure de bébé ou La
Porte du froid , laissent croire qu'il pourrait bientôt atteindre
le podium supérieur. C'est ce que nous lui souhaitons et, soyons
un peu égoïstes, c'est ce que nous nous souhaitons à nous-mêmes.
Monsieur le guide, amenez-nous de nouveau dans vos sentiers ténébreux.
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(Ce texte a paru à l'origine dans un Dossier
L consacré à Claude Bolduc, publié en 1999 par le Service du
livre luxembourgeois, à Marche-en-Famenne, Belgique.)
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