En se tournant,
Klaus Bundoc sentit que la neige avait formé une calotte sur sa tête. Il regarda ses
traces sur la galerie, patient travail de nivelage, toute cette neige
consciencieusement tapée dans un incessant mouvement circulaire de
sa part. Nivelage? Hum... si les empreintes de la botte de gauche
étaient honnêtes, il en allait autrement pour celles de droite, peu
profondes, certainement pas « au niveau » . Même qu’en
maints endroits, le talon n’était tout simplement pas imprimé dans
la neige. Klaus cracha.
La giclure rebondit, puis roula sur les traces dans la neige. Pendant
plus d’une demi-heure, il avait bravé les éléments, fidèle sentinelle
à gauche de sa boîte aux lettres. Bourrasques, flocons et grêlons
l’avaient laissé de glace. Maintenant,
sa volonté se fissurait à mesure que ses membres s’engelaient. Et ce n’était
pas fini. Car malgré l’heure
tardive, le facteur n’était toujours pas passé. Klaus rentra,
secoua sa calotte de neige, sortit de ses bottes. Il marcha jusqu’à
la cuisine où il se versa un café, revint vers la porte, soupira,
puis entra dans la salon. Il s’assit sur le divan, le plus près possible
de l'entrée. Un ressort lui
ayant chatouillé une fesse. Klaus maudit son divan. Mais demeura sur
le ressort. Il prit la télécommande, dut s’y prendre à plusieurs reprises
avant que l’ordre soit transmis, maugréa un bon coup. Une gorgée de
café passa à côté de sa bouche et souilla son chandail, avant que
ne s’illumine l’écran sur une lancinante pub d’hémorroïdes. D’où étaient
évidemment absentes lesdites hémorroïdes. On n’y voyait jamais personne
s’appliquer de l’onguent, ni même quoi que ce soit gicler du tube.
Pourquoi? C’est sale? (bonne performance d'acteurs, nota tout de même
Klaus, puisque l'essentiel n'était pas montré, et que tout devait
nécessairement passer par les expressions faciales. Des émules de
Marcel Marceau!). Autre chaîne,
autres moeurs. Emission sous-titrée pour malentendants. Malentendant.
Le mot « sourd » allait finir par disparaître du Robert! Klaus se leva
d’un geste sec et fit quelques pas dans le couloir. Jeta un coup d’oeil
vers la porte. Fit les cent pas. Ces histoires
de rectitude politique étaient grotesques. La plus belle preuve, c’est
qu’en poussant ce type de raisonnement au maximum, malentendant ne
serait plus correct, puisque quelqu’un finirait par dire oui, malentendant,
comme dans malodorant. Et cette idée
d’accorder à tout le monde le droit de travailler n’importe où! Ne
donnait-elle pas lieu à des absurdités? Faut-il engager un aveugle
dans une usine d’assemblage, un malvoyant (comme dans malveillant)? La boîte aux
lettres, vide. Pas de traces dans la neige de l’allée. Pas de facteur.
Claque la porte. Cuisine. Café. Télé. En principe,
Klaus n’avait rien contre le fait qu’un cul-de-jatte coure le marathon,
ou qu’... Un bruit dans
la rue. Il bondit, tout croche, buta sur la table, renversa son café,
arracha presque la porte. C’était la charrue. Oui bon, chacun
doit se sentir bien. Dans une société, il faut faire en sorte d’inclure
tout le monde. Pas de rejetés, pas d’offensés. D’accord, d’accord.
Salon, ressort, télé. Ah, la poste!
Que pouvait-il espérer aujourd’hui? Quelques lettres importantes,
des refus, des petits riens, du bon placotage? Il sursauta.
Un ronronnement. Dans la rue. Oui? La porte! Déjà, Klaus
ouvrait pour tendre une oreille à l’extérieur. Quelque part, tout
près, par-delà les immenses bancs de neige, un moteur s’emballait.
Des bruits de dérapement, de glissements furieux couvraient le sifflement
du vent. Des hurlements de pneus qui patinaient à haute vitesse sur
la glace vive. Marche avant, grincements de pignons, marche arrière.
Y avait-il vraiment autant de neige? Klaus se surprit
à forcer, à arquer son corps au rythme des coups d’accélérateur. Au-dessus
du banc de neige qui longeait la rue, il voyait les petits geysers
glacés soufflés par les pneus. Finalement,
un fauteuil roulant de Postes Canada apparut et obliqua vers son entrée.
Klaus sentit son coeur bondir dans sa poitrine. Seul le petit vent
à faire craquer la peau l’empêcha de se précipiter à la rencontre
de son courrier. Il envoya un salut de la main au facteur qui grimaçait,
en quête d’adhérence, pendant que ses quatre roues motrices lui projetaient
des mottes de gadoue salée partout sur le corps. Le fauteuil roulant
prit de la vitesse, mais dérapa et partit dans une spectaculaire glissade
de côté, avant de monter sur l’accumulation de neige laissée par les
passages successifs de la charrue. Ses roues tournaient maintenant
dans le vide. Klaus serra
les dents. Puis les poings. Le facteur se débattait avec son minuscule
sélecteur de vitesses, son visage tordu par l’émotion. De la neige
recouvrait maintenant la croûte de gadoue sur son uniforme. Évidemment,
Klaus aurait dû se porter au secours de l’être en détresse, sauter
dans ses bottes et attraper sa pelle, mais une espèce de pudeur le
retenait. Ce geste ne serait-il pas perçu comme de la pitié, voire
de la condescendance? Klaus, aidé
par sa paresse, contempla ses traces de tout à l'heure sur la galerie,
dont celles à moitié imprimées. Étant lui-même légèrement handicapé,
ne se trouvait-il pas dispensé d’intervenir? Ou alors, au contraire,
ne fallait-il pas s’entraider? Il soupira. Huma le vent glacial. Son
regard effleura ses bottes, un peu plus loin sur le tapis, puis retourna
au facteur. Oui? Non? Sa paresse reprit des forces, et Klaus s’appuya
à la porte, presque haletant. Un sourd grondement
s’éleva au bout de la rue et se rapprocha rapidement. Le bruit d’un
incessant torrent de neige lourde et mouillée frappant le sol était
terrifiant, à en juger la physionomie soudaine du facteur (Klaus prit
mentalement une note pour une éventuelle nouvelle de terreur). Sous
ses pieds, une vibration. Un effroyable raclement d’acier dans la
rue. La charrue. Klaus fit de
grands signes au facteur. Celui-ci, orgueilleux, se contenta de faire
grincer les pignons de sa transmission, et de tordre rageusement l’accélérateur
de sa chaise roulante. Il y avait quelque chose de noble, de grandiose
dans cette scène et Klaus, pour un instant, fut ému. Puis la charrue
passa et ensevelit le facteur. Ce soir-là,
Klaus dut mettre ses bottes pour avoir son courrier. Sloche (c) copyright, Claude Bolduc
|
menu ///Les Aventures de Klaus Bundoc
Création Carfax, Copyright © 2002-2003