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1-800-LE-DJADA

(ce texte a paru à l'origine dans Temps Tôt, en 1995)

 

 

Un brin intimidé par tous ces écrivains, Klaus Bundoc avait trouvé refuge dans le garde-robe du local. Bien au chaud dans une rangée de manteaux , il gardait les yeux fixés, entre deux encolures poilues, sur la porte d'entrée.

 

Pas question de quitter cette porte du regard. Il ne fallait surtout pas  manquer le seul être qui pût quelque chose pour lui, et dont les pèlerinages aux congrès Larébo étaient réputés bien brefs. Vigilance, donc. L'homme n'allait plus tarder. La salle était bondée, l'heure avançait. La soirée battait son plein, comme en témoignait la rumeur.

 

De temps à autre la porte s'ouvrait, nouvel arrivant ou Laréboïen se rendant à la salle de bain – à l'extérieur du local –, mais jamais sur la personne espérée. Klaus mit à profit, en quelques occasions, la totalité du peu de souplesse qu'il possédait pour éviter un coup de cintre ou un nouveau manteau, ce qui à coup sûr aurait trahi sa présence et exposé à tout le fandom sa situation embarrassante. Anéantie, son apparente prestance. Sa réputation, souillée à jamais.

 

De toute la soirée, pas une seule charge ne l'atteignit. Mieux, il réussit une sortie en douce pour aller se chercher un café, dissimulé dans la luxuriance d'un petit discours de dame Évarbourg.

 

De retour dans le garde-robe, Klaus s'aperçut rapidement qu'il s'était glissé entre les mauvais manteaux. De longs poils synthétiques caressaient son visage, ses yeux, l'intérieur de son nez, y semant un chatouillement à la limite de l'irritation. Il allait ressortir pour changer d'endroit lorsque la porte s'ouvrit. Il figea. À peine avait-il vu le bout d'une barbe franchir le seuil qu'il sut.

 

Djada était là.

 

Sans plus réfléchir, il tendit une main à travers les manteaux.

 

– Merci, fit Djada en suspendant son manteau au bras de Klaus, sans même sourciller – car il en avait vu d'autres –, avant de se diriger vers la salle.

 

– Djada! Il faut que tu m'aides! cria Klaus du fond du garde-robe.

 

Il sortit en trombe, provoquant un envol de manteaux, mais trébucha sur une rangée de bottes, renversant son café, et roula sur le sol. Au moment précis où Djada se tournait, Klaus était à quatre pattes dans la sloche.

 

– Besoin d'aide? Traîne-toi pas dans la boue pour ça, fit-il en tendant un bras secourable à Klaus.

 

– Djada! J'ai besoin de toi! fit-il en bondissant de travers.

 

– T'es blesssé?

 

– Non, chuis fait comme ça.

 

– Hé, j'te connais, toi. J'ai déjà vu ta face dans un fanzine...

 

– Remarquable mémoire! D'autant plus que ça fait un bout de temps que tu l'as dessinée. Tu veux m'aider?

 

– Tu veux partir un fanzine? Pas de problème. Parle-moi de ton projet.

 

En équilibre précaire, Klaus traça une timide arabesque du bout du pied. Son regard fuyait tout endroit comme un chevreuil apeuré dans la forêt du local.

 

– Euh... non, c'est pas ça. J'ai besoin de... d'une... Djada, fais-moi une femme!

 

– Ah, bon? Et comment tu la veux?

 

– Voyons... je suis petit, laid et handicapé. Alors, fais-la comme ça. Je suis aussi grognon, mais ne te sens pas obligé de la faire grognonne. Et veille à ce qu'elle ne soit pas trop bonne écrivaine; je suis facilement complexable.

 

La question qui fleurit sur les lèvres de Djada semblait inexprimable.

 

– Pourquoi pareille? enchaîna aussitôt Klaus. Ben, je n'aurais pas à déployer de trop grands efforts pour la garder... Disons qu'en dehors du fantastique, je suis plutôt hésitant.

 

Puis Klaus s'écouta parler, manoeuvre intellectuelle complexe entre toutes, qui généralement débouchait sur un flot d'absurdités ou de mots vides. Curieusement, il était là à caqueter sans arrêt, lui d'ordinaire si avare de mots, à se conter dans le moindre détail à Djada, exactement comme s'il l'avait toujours connu.

 

– ... et pendant qu'on y est, mon cher Djada, accepterais-tu de préfacer mon prochain recueil?

 

– Un recueil? fit Djada en relevant la tête. Où? Quand? Comment? Et c'est quoi au fait?

 

Histoires légumineuses, dit fièrement Klaus, grandi par cette marque d'intérêt. C'est de la science-fiction... enfin je pense que c'est plutôt du fantastique, ou quelque chose comme ça pas tout à fait entre les deux, mais c'est pas grave, dans le fond, c'est pareil, conclut-il en haussant les mains.

 

– « Les Carottes sont cuites », reprit-il en épluchant un à un ses doigts; « Tu viens mon chou? »; « La Faim des haricots »; « L'Oignon qui faisait rire »; « Le Pied de céleri » (c'est une histoire de mutant). Et j'oublie toujours les trois autres titres. Ah, « La libération par les souvenirs » (un guide pratique)!

 

– Pas de légume dans celle-là?

 

– ... non, bien qu'on puisse qualifier le protagoniste de concombre, cornichon à la rigueur; mon honneur est donc sauf. Je pense.

 

Avait-il réussi à impressionner Djada? Certes pas, mais en tout cas, ce dernier avait sorti un carnet de sa poche et contemplait son crayon, qu'il rempocha tout à coup, arrachant à Klaus un couinement de désespoir. Djada le rassura d'un regard, puis fouilla dans une autre poche, d'où il sortit une plume. Il sourit. Klaus soupira.

 

– C'est ma plume spéciale. Ma meilleure. Bon. Comment... ah, oui, écoute tu peux l'avoir comme tu veux, car la notion de fidélité n'a rien à voir avec le physique. Je dessine de l'émotion, des sentiments.

 

– Mais alors comment...

 

– Tout est dans les yeux.

 

Déjà la plume virevoltait sur la feuille du carnet. Une intense concentration se lisait sur les traits de Djada, et Klaus se doutait bien que même un cataclysme n'aurait su l'altérer, aussi en profita-t-il pour se ronger bruyamment les ongles, libérant un peu de son angoisse coutumière.

 

L'admiration le plongea dans un état second. Le temps se dilata. Djada travaillait à une vitesse stupéfiante, mais l'instant durait et durait; bientôt, Klaus n'eut plus d'ongle à ronger. La rumeur boréalienne était devenue un lointain élément d'ambiance, une vague bande sonore soulignant un moment magique. Son esprit propulsé vers d'autres dimensions, Klaus considérait avec une lucidité extraordinaire la place dans cette portion d'univers qu'occupait son corps, dans une soirée Boréal à Montréal. Sa pensée survolait l'univers, le genre humain, la salle, chevauchait la rumeur, relevait des signes de calvitie, mais revenait sans cesse aux deux hommes poilus qui se tenaient près de l'entrée, lui et Djada. Ce dernier allait lui créer, dans un univers contigu, une compagne.

 

Klaus conservait néanmoins une bonne dose de pessimisme. L'habitude. Une fois née sa muse, comment établir la communication entre les univers? Était-ce seulement possible? Il enfouit un doigt dans sa bouche, le recracha. Plus d'ongle. Sa main se referma convulsivement sur le vide. Plus de café. Arabesques sur le sol.

 

Il s'aperçut que Djada agitait une feuille devant ses yeux. Il battit des paupières, puis saisit la feuille. Ah...

 

Elle était là!

 

Il prit son souffle, gonfla ses poumons, et se préparait à débiter une longue tirade de remerciements lorsque, de deux mains apaisantes, son sauveur lui fit signe que ce n'était rien. Rien? Allons donc!

 

Mais les mots étaient coincés dans sa gorge, et sa bouche n'articulait que le silence. Djada lui adressa un salut, puis se dirigea vers la foule.

 

Klaus contempla sa compagne, dont les longs cheveux volaient dans un vent connu d'elle seule. Il colla l'image contre son visage, cherchant à partager un souffle de ce vent, son regard perdu sur les courbes félines de ce corps. Des membres graciles suggéraient une infinie souplesse que Klaus, en plus d'admirer, enviait. Mais lorsqu'il la regarda dans les yeux, il se sentit basculer, puis tomber en eux. Un éclat, une clarté nouvelle.

 

Klaus se sentit soudain ramené vers l'arrière. Le fond des iris s'éloigna, puis les yeux au complet. Sa compagne redevint un dessin sur la feuille de carnet qu'il tenait entre ses mains.

 

La communication était rompue.

 

Cela n'avait pas marché.

 

Le tapis venait de lui glisser sous les pieds, le sol de s'ouvrir sous lui, et les ténèbres de s'abattre sur sa pauvre personne. Klaus contempla le dessin. Sa vue se brouilla. Sa compagne lui apparaissait maintenant derrière un écran liquide qui allait s'opacifiant.

 

Un gémissement franchit ses lèvres. Il tendit une main tremblotante en direction du dos de Djada, qui avait entendu et s'était retourné.

 

Klaus montra du doigt sa compagne. À l'instant précis où il la quittait du regard, il vit un mouvement sur son visage.

 

Sa compagne lui adressa un clin d'oeil.

 

Mais reprit aussitôt sa fixité, si bien que Klaus se crut victime d'une hallucination, sans doute d'origine lacrymale. Il en était néanmoins tout retourné. Et s'il avait bien vu? Il ne savait plus. Ne comprenait plus. Quoi faire? Que penser? Qui regarder? Quoi dire?

 

– Wgah'nagl fhtagn? bafouilla-t-il à l'adresse de Djada, en désignant sa bien-aimée d'un doigt fébrile.

 

Djada sourit. Il fit un moulinet de sa main droite. Pêche? Non. Boxe? Il n'y était pas. Enchaînement? Pas si mal. Progresssion?  Il brûlait. Évolution? Va de l'avant?

 

Clin d'oeil complice de Djada, qui ensuite partit définitivement vers la salle.

 

1-800-Le-Djada (c) Copyright, Claude Bolduc
 

 

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